Diffraction
- Laurent Bonet

- il y a 15 heures
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Diffraction
L'intelligence ne s'accumule pas. Elle se forme par déviation, par obstacle, par
recomposition inattendue. L'onde qui rencontre une fente ne s'arrête pas ; elle se diffracte — elle se déploie dans des directions que sa trajectoire initiale ne contenait pas. Ce phénomène physique décrit peut-être mieux que toute théorie ce qui advient lorsqu'un être humain apprend véritablement : non pas en ligne droite, mais par écart.
Il y a une croyance tenace selon laquelle l'intelligence serait affaire d'intellect — de concepts assemblés, de savoirs empilés, de compétences additionnées. Cette croyance néglige ce que le corps sait. Elle oublie que la main qui travaille la matière inscrit quelque chose que l'esprit seul ne saurait formuler. L'ébéniste qui sent le bois résister sous l'outil, le sculpteur dont le geste précède la pensée, le mouleur qui doit concevoir en négatif pour produire du plein — tous témoignent d'une intelligence qui ne passe pas d'abord par le concept.
Le corps participe. Il sédimente ce que la conscience n'a pas encore accueilli.
Georges Didier nomme fonction paternelle cette opération qui coupe symboliquement le cordon — non pour abandonner, mais pour ouvrir un espace. Le père qui apprend à mourir transmet autre chose qu'un savoir : il transmet une capacité à recevoir. Et recevoir exige d'abord de cesser de forcer. Le fruit ne vient qu'à celui qui renonce à le guetter. L'attente elle-même fait obstacle. L'intelligence véritable relève moins de la saisie que de l'ouverture — moins de la maîtrise que du consentement à ce qui résiste.
C'est ici que la pensée symbolique trouve son lieu. Le symbole n'est pas le signe. Le signe désigne, renvoie, s'épuise dans sa signification. Le symbole résonne. Il éveille des couches que l'explication ne saurait atteindre. Il véhicule plus que l'association d'expériences et d'idées — il ouvre un champ où chacun avance à sa propre profondeur. L'accès au symbole ne se décrète pas ; il advient lorsque quelque chose a cédé, lorsque l'ego a épuisé ses stratégies de contrôle.
L'échec joue ici un rôle que notre époque peine à reconnaître. Il n'est pas l'opposé de la réussite ; il en est la condition souterraine. Ce qui n'a pas été intégré continue de travailler dans l'obscurité. Ce qui a été raté ouvre des passages que la réussite aurait refermés. La transmutation — ce moment où des éléments hétérogènes fusionnent en une substance nouvelle — exige que chaque composant renonce à sa forme propre. Le bronze n'est ni cuivre ni étain. Sans sacrifice, rien n'advient.
Ainsi se construit, couche après couche, ce qu'on pourrait appeler une intelligence sédimentée. Non pas la somme des apprentissages, mais leur alliage. Non pas l'addition des compétences, mais leur recomposition en une capacité qui les dépasse toutes. Cette intelligence ne se transmet pas par l'enseignement frontal ; elle se forme dans la traversée — traversée des métiers, des matières, des échecs, des renoncements.
L'ébénisterie, la peinture, le moulage, la sculpture, la construction, les plateaux de cinéma — ces disciplines apparemment sans lien partagent une grammaire commune : la matière enseigne à qui consent à se laisser enseigner. Elle sanctionne la précipitation. Elle reconnaît la justesse. Et l'espace lui-même, sur un plateau de cinéma comme dans une cathédrale,


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